Journal du 13 au 15 avril 2024

Ce que j’ai lu

Baroque : mot employé à toutes les sauces, même les plus insipides, mais Don Quichotte (surtout le deuxième livre) est de toute évidence un ouvrage baroque. Ayant exprimé cela, je n’ai pourtant encore rien dit. En quoi Don Quichotte est-il baroque ? Peut-être par ce va-et-vient constant entre illusion et réalité, entre moquerie et grandeur, entre ridicule et héroïsme. Certes, quand le chevalier au lion vole sur un cheval de bois qui terrorise son fidèle Sancho, c’est une pièce de théâtre que se font jouer ses cruels hôtes aux dépends de leurs fantasques invités, mais derrière ce ridicule il y a un noble cœur et ce duc et cette duchesse on ne peut s’empêcher de les trouver fort méchants et d’avoir pitié de notre ingénieux hidalgo resté pur dans un monde qui renie ses origines. Est-ce cela le baroque, l’hésitation entre rire et colère ? Notre monde semble alors bien baroque.

Ce que j’ai vu

Les séries d’aujourd’hui (toujours Les 100) se prennent au sérieux. Elles posent, surtout quand elles se disent dystopies (alors que Don Quichotte est une utopie), des questions de vie ou de mort en permanence. La vie et la mort ne sont jamais certaines (c’est peut-être en cela qu’elles aussi sont baroques) mais quand une héroïne poignardée tombe d’une falaise surplombant une rivière qui coule trois cents mètres plus bas, qu’est-ce qu’on parie qu’elle n’est pas morte et que se trouve par hasard dans le coin un bon cheval plus vaillant que Rossinante pour la recueillir ? Le truc tout droit pompé du Seigneur des Anneaux sent un peu le plagiat, non ? Le problème du baroque (du moins de l’invraisemblable) quand il devient stéréotype, c’est qu’il ne surprend plus personne.

Ce que j’ai entendu

Cela entre par une oreille et ressort par une autre. Il a été question d’Irlande, de druides, de guerres, de famine, d’indépendance. L’envie me vient (ce que j’empresse de faire) de réécouter cette chanson de Romain Didier qui est peut-être bourrée de clichés mais qui vaut mille fois ces sempiternels Lacs du Connemara qui font rallumer toutes les lumières en fin de soirée (et en passant je me demande si le coup du cheval qui sauve le héros tombé de la falaise ce ne serait pas une légende celtique) (ChatGPT, qui a réponse à tout mais pas toujours la bonne réponse, cite l’histoire d’un certain Grisandole puis se ravise).

Ce que j’ai fait

Cette chanson, Journal intime, si difficile à extirper de moi parce que ce n’est pas le mien, ce journal intime, et que je n’ai reçu aucune autorisation à l’ouvrir. Sinon, je commence à piger l’heureux exercice à la clarinette, même si pour l’instant il contribue fort peu à mon bonheur, pas plus que mes autres activités créatives, toujours aussi fragmentaires. Je commence presque à savoir jouer Santiano à la guitare, histoire d’accompagner mon gamin dans sa grange et de remercier Margot de sa patience lors de mes tâtonnements clarinetteux (pour du rythme sur Santiano il faudra néanmoins redoubler de patience).

Journal du 10 au 12 avril 2024

Ce que j’ai lu

Le Petit Pape Pie 3,14, bande dessinée signée Boucq, un tout petit pape facétieux comme on les aime, un petit pape qui aide Superhyperman à sauver le monde mais qui se fait engueuler par Zorg le Grand, chef suprême de l’Empire intergalactique pour avoir cochonné le cosmos, un petit pape qui visite une fabrique de trous d’aiguilles, un petit pape qui se fait kidnapper par son ombre, bref rien avoir avec notre vieux pape et sa clique.

Ce que j’ai vu

Parfois il suffit de quelques mots pris à Pierre Michon, d’une boîte aux lettres rouillée, du décalage entre le monde tel qu’il va et les préoccupations apparentes de chacun et d’un air de guitare pour jouer à chat perché et créer de la beauté (merci Michel Brosseau). Sinon, dans Les 100, au bord de l’apocalypse nucléaire, les clans continuent à s’étriper (ici aussi : décalage entre le monde tel qu’il va et les préoccupations apparentes de chacun).

Ce que j’ai entendu

L’amitié aussi a une histoire (mes amitiés sont-elles antiques, médiévales ou révolutionnaires ?).

Ce que j’ai fait

Même babioles que d’ordinaire, très peu écrit, très vite lassé de me relire, acharnement sur guitare et sur clarinette (trop peu aussi), cette chanson du Journal intime qui résiste comme résiste l’intime de l’autre à se livrer, des idées pour faire quelque chose de mes photos de 17h17 mais les idées souvent restent à l’état d’idées.

Journal du 8 au 9 avril 2024

Ce que j’ai lu

Phase de lecture tous azimuts, rien qui accroche au point de s’y plonger à fond (fini cette bande dessinée, Animan, loufoque au possible, mais grapillé aussi quelques mots dans Flaubert, son projet d’un roman qui se serait appelé La Spirale, dans Franck Thilliez, mais je me lasse, dans La fabrique du crétin digital de Michel Desmurget, dans Montaigne, dans Dante, dans L’Histoire, un article sur les nouveaux manuels d’histoire en Russie ou comment en effet fabriquer des crétins et de bons petits soldats prêts au massacre).

Ce que j’ai vu

Toujours Les 100, barbarie geek, les hommes manipulés par l’IA, les pires horreurs commises au nom de la lutte contre la souffrance (faire souffrir parce qu’on ne sait pas souffrir soi-même) (un mélange de propagande poutinienne et de crétinisme digital sur fond de lutte des clans) (ce paradoxe au cœur de nos obsessions : le progrès technique facteur de régression humaine) (cette impression : on y vit déjà un peu, dans ce monde-là).

Ce que j’ai entendu

Le cours de l’histoire n’est pas un long fleuve tranquille, ce n’est pas le Nil des pharaons et des bâtisseurs de pyramides, qui n’étaient, apprends-je, pas tous des esclaves, et d’esclavage il est aussi question quand il s’agit des africains-américains, de ces cow-boys noirs, apprends-je aussi, et de ces camps militaires où les soldats étaient noirs et les officiers blancs et où on formait mal les futurs combattants pour mieux affirmer par la suite qu’ils n’avaient pas l’étoffe de héros (cela a lieu pendant la Deuxième Guerre mondiale, pendant qu’on disait se battre contre les affreux racistes nazis, comme quoi il n’y a pas qu’en Russie poutinienne qu’on manipule l’histoire).

Ce que j’ai fait

La corne au bout des doigts se forme. Pourtant, je m’acharne toujours sur les mêmes accords et ne parviens pas à passer de l’un à l’autre sans moultes hésitations, alors qu’à la clarinette il faut tricher malgré la peine qu’on prend à répéter sans cesse les mêmes traits : impression d’être en musique un éternel débutant. En écriture ? Impossible de me concentrer longtemps sur un même texte (comme pour la lecture, il y a un temps pour tout).

Journal du 6 au 10 février 2024

Ce que j’ai lu

La littérature du dernier dix-neuvième siècle et celle du premier vingtième siècle, des noms qui sonnent démodés désormais, Paul Valéry, Jean Giraudoux, Georges Bataille, des œuvres que le temps a peut-être dévêtues de leur force d’évocation : Valéry pétant dans l’azur (Monsieur Teste), Giraudoux alignant les clichés teutons (Siegfried et le Limousin), Bataille poussant le vice jusqu’à le rendre lourd (Histoire de l’œil). Reste Céline, le plus ignoble de tous, le plus génial aussi, et se plonger dans des œuvres plus anciennes mais que le vieillissement ne touche pas, ce début du second livre de Don Quichotte, si moderne (la bêtise de Sancho Pansa, tellement plus réjouissante que l’intelligence de Monsieur Teste).

Ce que j’ai vu

Pour défendre Valéry (et c’est pour cela que je l’ai lu), William Marx exhume le cours du maître au Collège de France et répond aux critiques (Nathalie Sarraute délicieusement cruelle), mais avouons que Paul Valéry, on peine, trop abstrait, trop philosophe, trop bien élevé ; alors on regarde Les 100, ça se massacre à tout va, ça torture, ça tente des approches de paix qui foirent, ça expérimente sur des humains, ça crée des démons, ça se regarde avec ce plaisir coupable de l’intello qui voudrait n’aimer que les azureries foireuses et les freudiennes débauches mais qui souvent préfère les histoires d’adolescents qui veulent sauver le monde et s’entretuent à tout va quand ils ne baisent pas en toute chasteté de série télévisée, c’est-à-dire hors écran.

Ce que j’ai entendu

De la musique classique plus que classique, les grands succès du genre, ceux qu’on connaît par cœur et aussi des chanteuses (Marie-Paule Belle, Françoise Hardy), écoutes assez banales que celles récentes, envie de revenir aux bases, trêve dans la découverte, on ressort les vieux CD.

Ce que j’ai fait

Toujours papillonnantes, mes créations et mes réalisations, quelques accords de guitare, le même trait de clarinette mille fois, une écriture qui ressasse, des cours repris des années précédentes (la phase créative, le projet inédit, on s’y remet dès demain, voyage à Paris, quatre jours, un livre à écrire, à Paris, en quatre jour, écrire pour créer un objet, voilà peut-être un moyen de relancer la machine, et surtout : l’offrir, cet objet, aux gens qui compte, pour faire semblant de ne pas voyager seul).

Journal du 3 au 5 février

Ce que j’ai lu

Des génies et des ratés, des génies qui se loupent, qui se vautrent, qui tombent de haut : terminé la première partie du Don Quichotte, fascination pour l’acharnement du personnage, pour son imagination, pour son indifférence au ridicule, on voudrait se moquer, on ne peut pas, on rit avec lui, pas contre ; lu Le Mauvais génie (une Vie de Matti Nykänen) d’Alain Freudiger, le génie du saut à ski qui sur terre tombe dans l’alcoolisme, la violence, un ridicule que comme Don Quichotte il semble ne pas voir ; continué Mort à crédit, toujours à haute voix, la catastrophe de la culture des pommes de terre, Courtial des Pereires de moins en moins génial tant tout foire systématiquement dès qu’il tente une expérience, ratage que Céline, avec son sens de l’hyperbole, rend magnifique :

  Par l’effet des ondes intensives, par nos « inductions » maléfiques, par l’agencement infernal des mille réseaux en laiton nous avions corrompu la terre !… provoqué le Génie des larves !… en pleine nature innocente !… Nous venions là de faire naître, à Blême-le-Petit, une race tout à fait spéciale d’asticots, entièrement vicieux, effroyablement corrosifs, qui s’attaquaient à toutes les semences, à n’importe quelle plante ou racine !… aux arbres même ! aux récoltes ! aux chaumières ! À la structure des sillons ! À tous les produits laitiers ! n’épargnaient absolument rien !… Corrompant, suçant, dissolvant… Croûtant même le soc des charrues !… Résorbant, digérant la pierre, le silex, aussi bien que le haricot ! Tout sur son passage !

Ce que j’ai vu

À Nuithonie, Occident de Rémi de Vos, un couple alcoolisé et raciste, leurs engueulades, leur vulgarité, l’humour pour rendre cela supportable, même si disons que je ne suis pas sorti emballé, que certes il faudra considérer la vulgarité comme de la poésie et la réconciliation finale comme un espoir mais justement, la fin, ça tombe à plat, on a assisté (j’y suis allé seul, par bonheur, à une heure de haine saupoudrée d’humour lourd, puis ils vont voir la mer, bof).

Ce que j’ai entendu

Mauvais genre, explorer les angles morts de la littérature, du cinéma, de la vie culturelle, entre bistrots étranges, policiers italiens, films d’horreur, sorcières et héros minables, écouter avec envie ces génies-là, ceux d’à-côté l’art officiel, envie d’aller y voir de plus près, de m’encanailler.

Ce que j’ai fait

Peu d’encanaillement, même si le texte des Filles de la piscine s’approche de zones osées (mais bien cliché, hélas) et que s’acharner sur la clarinette à jouer mille fois le même trait qu’en répétition ensuite on ne passe quand même pas, il y a de quoi désespérer, et pour la guitare c’est pareil, l’accord de ré ne sonne jamais du premier coup, mais faire de la musique, c’est s’acharner, je le sais bien, comme écrire (Grottes a un peu avancé, Séraphine est restée longtemps immobile devant la porte mais elle a bougé, enfin).

Journal du 1er au 6 janvier 2024

Ce que j’ai lu

Lectures tous azimuts, mais n’évoquer ici que mes lectures de nuit, lectures étranges, rêvées, en suspension, lectures dont on ne sait pas trop ce qu’elles veulent, ce qu’ils veulent, les auteurs, du pauvre lecteur insomniaque, lecture de Claro, Sous d’autres formes nous reviendrons, lecture de Pascal Quignard, Le lecteur, lecture de Peter Handke, Outrage au public, lectures qui poussent à réfléchir et qui empêche en même temps le mouvement, lecture d’annihilation, de mort, de ressassement, memento mori, ne pas oublier de mourir, de mourir en tant que lecteur, de mourir en tant que spectateur, lecture qui s’efface au moment même où elle se lit, lecture qui replonge dans la rêve ou le cauchemar parce qu’on n’en sort pas, du livre, du lit, de la mort, du spectacle • annulé ; coulé très bas ; perdu corps et bien ; tombé au gouffre ; détruit comme au plus simple absorbé par son livre ? • (Pascal Quignard) (cité à la manière de Claro)

Ce que j’ai vu

La fin de Breaking Bad. Les fins de série sont toujours décevantes (pourquoi faut-il toujours qu’elles aient une fin ? est-ce que ce qui déçoit, c’est le fait que ça se termine ? est-ce que j’aurais aimé en voir plus ? non, le problème, c’est peut-être la forme série, le formatage, même quand on dit que c’est la série la plus ceci cela, ça reste une série, mais ne boudons pas notre plaisir, mine de rien on s’accroche, on est en terrain familier, on ne peut pas passer sa vie dans le vertige de l’écriture d’un Pascal Quignard, on a besoin de retomber dans le tout-venant, dans la fiction en série, la pop-culture, sans fausse honte, simplement, mais le vertige, on y revient, j’ai vu aussi ce documentaire d’Arte sur le multivers, ces savants qui affirment qu’il y a une infinité d’univers et que s’il y a une infinité d’univers, nous avons forcément des doubles dans d’autres univers et qu’il y a forcément un singe quelque part qui par hasard a écrit le Hamlet de Shakespeare ou Le lecteur de Quignard ou un dernier épisode de Breaking Bad complétement différent de celui que j’ai vu).

Ce que j’ai entendu

Beaucoup de musique (plus entendue qu’écoutée), musique de fond pour lire ou pour ne rien faire (penser en musique, mais pas vraiment penser, la musique interfère, elle endort) ; des podcasts (me gaver de culture, mais qu’est-ce qu’on retient ? de l’histoire, de la psychologie, de la poésie, le témoignage de cet ancien adepte de l’anthroposophie ou comment l’esprit humain peut être détruit par des élucubrations devenues dogmes).

Ce que j’ai fait

Guitare et chansons, difficile apprentissage, on essaie, on ne sait pas trop si ça tient la route (ces chansons, il faut que je trouve quelqu’un pour les faire avec moi, on m’a proposé un guitariste dont j’ai oublié le nom, et il y a celles et ceux avec qui pourquoi pas, mais me lancer dans le show, je repousse sans cesse) et écrire là aussi tous azimuts, ces écritures de 17h17 (depuis 2021, j’ai enregistré des sons, dix-sept minutes de sons chaque jour, puis, longtemps après, j’écris pendant dix-sept minutes avec ces sons) (depuis le dernier jour l’année passée, les sons sont devenus photos, postées sur Instagram, histoire que cela ait un sens de m’exhiber sur Instagram) (ces photos, quand l’écriture des sons s’achèvera, deviendront supports à écriture, peut-être, bien plus tard). Et une satisfaction : avoir écrit un peu ce livre des Grottes, m’être pendant quelques minutes (c’est peu mais c’est plus que ces derniers temps) perdu dans une longue phrase (trop courte encore mais l’espoir demeure de retrouver l’énergie du temps de l’écriture de Grange, livre lancé dans le multivers de l’édition, peut-être perdu dans un trou noir).