Professeur de poésie (2)

Retour aux sources : l’amour courtois. En face : des informaticiens. L’amour courtois à distance. Toujours à distance, l’amour courtois. Le chevalier, loin de sa Dame, s’ennuie. Et le voilà écrivant des poésies, toujours les mêmes : je vous vis à la fontaine et mon cœur s’enflamma ; depuis lors (ou Laure, quand l’amour courtois deviendra pétrarquiste) je ne vis (les poètes jouent sur les mots, je vous vis et je vis, et parfois d’autres vis plus vulgaires) que pour vos yeux vifs, vos blanches joues et votre virginal maintien (c’est du Adam de la Halle dans le texte, mes informaticiens d’en face ont eu bien de la peine à imaginer le virginal maintien). Un élève, sagace : au bout d’un mois, ils n’en avaient pas marre d’écrire toujours la même chose ? Non, ils aimaient ça, les poètes de l’amour courtois, répéter à l’infini les mêmes mots en les triturant dans tous les sens, ils s’éclataient en ressassant leurs malheureuses amours, les trouvères et les troubadours, comme s’éclatent mes informaticiens avec des 1 et des 0 et des 1 et des 0 et des 0 et des 1 et des … Le code informatique, n’est-ce pas la poésie d’aujourd’hui ? l’algorithme de l’amour courtois, quand est-ce que vous nous l’implémentez, messieurs (et madame, il n’y avait qu’une, et aucun troubadour improvisé n’a daigné lui déclarer sa flamme) les informaticien.ne.s ?

Tant con (non, ce n’est pas drôle, c’est juste “que”) je vivrai, d’Adam de la Halle, par l’ensemble vocal TENET

Tant con je vivrai
N’aimerai
Autrui que vous.
Ja n’en partirai,
Tant con je vivrai.
Ains vous servirai
Loiaument mis m’i sui tous.
Tant con je vivrai
N’aimerai
Autrui que vous.

Professeur de poésie

Au programme aujourd’hui, la poésie. Le professeur ne sait pas par quel bout empoigner l’affaire. Les élèves soupirent. À quoi ça sert, monsieur, la poésie ? Le professeur soupire : à rien, ça ne sert à rien, et c’est pour ça que c’est si important, la poésie, c’est de la langue à l’état brut, de la langue qui échappe à la com’, c’est pour la beauté du geste, la poésie. Le professeur a écrit au tableau le gros mot : POÉSIE. Dites tout ce qui vous passe par la tête. Tout ? Tout. Incompréhensible, voilà le premier mot qui vient, et puis les rimes bien sûr, les alexandrins, tout ça, et l’amour, la nature, et des noms de poètes, Victor Hugo, ça marche pour tout, Victor Hugo, la poésie, le roman, le théâtre, tout, et La Fontaine, est-ce que c’est de la poésie, les fables de La Fontaine ? Le professeur n’ose pas citer les noms qu’il aime, il évite Mallarmé, il saut à pieds joints sur Rimbaud, sauf le dormeur, bien sûr, de Rimbaud on ne lit que le dormeur, les deux trous rouges, tout ça, et ceux du vingtième siècle, n’en parlons pas, il a ressorti Plupart du temps, le professeur, il avait étudié ça à l’époque, Reverdy, ça a l’air lisible, il a corné une page, il lit, puisque ça a l’air lisible, il relit, parce que ce n’est pas si lisible que cela et il se demande, le professeur, si ce n’est justement pas ça, la définition de la poésie, l’illisible, et il referme Plupart du temps.

Un bout de poésie, à la page cornée de Plupart du temps de Pierre Reverdy.