Journal du 3 au 5 février

Ce que j’ai lu

Des génies et des ratés, des génies qui se loupent, qui se vautrent, qui tombent de haut : terminé la première partie du Don Quichotte, fascination pour l’acharnement du personnage, pour son imagination, pour son indifférence au ridicule, on voudrait se moquer, on ne peut pas, on rit avec lui, pas contre ; lu Le Mauvais génie (une Vie de Matti Nykänen) d’Alain Freudiger, le génie du saut à ski qui sur terre tombe dans l’alcoolisme, la violence, un ridicule que comme Don Quichotte il semble ne pas voir ; continué Mort à crédit, toujours à haute voix, la catastrophe de la culture des pommes de terre, Courtial des Pereires de moins en moins génial tant tout foire systématiquement dès qu’il tente une expérience, ratage que Céline, avec son sens de l’hyperbole, rend magnifique :

  Par l’effet des ondes intensives, par nos « inductions » maléfiques, par l’agencement infernal des mille réseaux en laiton nous avions corrompu la terre !… provoqué le Génie des larves !… en pleine nature innocente !… Nous venions là de faire naître, à Blême-le-Petit, une race tout à fait spéciale d’asticots, entièrement vicieux, effroyablement corrosifs, qui s’attaquaient à toutes les semences, à n’importe quelle plante ou racine !… aux arbres même ! aux récoltes ! aux chaumières ! À la structure des sillons ! À tous les produits laitiers ! n’épargnaient absolument rien !… Corrompant, suçant, dissolvant… Croûtant même le soc des charrues !… Résorbant, digérant la pierre, le silex, aussi bien que le haricot ! Tout sur son passage !

Ce que j’ai vu

À Nuithonie, Occident de Rémi de Vos, un couple alcoolisé et raciste, leurs engueulades, leur vulgarité, l’humour pour rendre cela supportable, même si disons que je ne suis pas sorti emballé, que certes il faudra considérer la vulgarité comme de la poésie et la réconciliation finale comme un espoir mais justement, la fin, ça tombe à plat, on a assisté (j’y suis allé seul, par bonheur, à une heure de haine saupoudrée d’humour lourd, puis ils vont voir la mer, bof).

Ce que j’ai entendu

Mauvais genre, explorer les angles morts de la littérature, du cinéma, de la vie culturelle, entre bistrots étranges, policiers italiens, films d’horreur, sorcières et héros minables, écouter avec envie ces génies-là, ceux d’à-côté l’art officiel, envie d’aller y voir de plus près, de m’encanailler.

Ce que j’ai fait

Peu d’encanaillement, même si le texte des Filles de la piscine s’approche de zones osées (mais bien cliché, hélas) et que s’acharner sur la clarinette à jouer mille fois le même trait qu’en répétition ensuite on ne passe quand même pas, il y a de quoi désespérer, et pour la guitare c’est pareil, l’accord de ré ne sonne jamais du premier coup, mais faire de la musique, c’est s’acharner, je le sais bien, comme écrire (Grottes a un peu avancé, Séraphine est restée longtemps immobile devant la porte mais elle a bougé, enfin).

Journal du 23 au 27 décembre 2023

Ce que j’ai lu

Laisser les époques et les genres s’entremêler : le dix-neuvième siècle anglais d’un auteur américain, ce Henry James resté chaste toute sa vie, sa vie à rebours ; le vingtième siècle terrible des camps de Chalamov ; le début du dix-septième siècle espagnol (relecture don Don Quichotte, tellement plus de distance avec le personnage, tellement plus de plaisir, comme si jadis j’avais lu les livres comiques avec trop de gravité, même impression que pour Mort à crédit, cet exil à la campagne avec Courtial des Pereires, Don Quichotte des inventeurs, et Ferdinand, son Sancho, et sa femme, la grande mignonne, avec ses bacchantes, Dulcinée vieillie) ; le temps des pirates en bande dessinée ; et Dante, n’en plus finir de remonter à la surface ; et Emma Goldmann, l’anarchiste foutue dehors et des Etats-Unis et d’URSS ; et ce Petit manuel philosophique à l’intention des grands émotifs, histoire à la fois d’accepter et de se méfier de ce qui se passe en nous.

Fatras ? Certes, mais plaisir (surtout dans les romans, avouons-le, l’insomnie en compagnie du chevalier à la triste figure, on se réjouit de se réveiller en sursaut au milieu de la nuit).

Ce que j’ai vu

Quelques vidéos glanées sur YouTube, ces carnets de François Bon, ces autrices qu’il dégotte, sa diction dans les choses lues, la vie littéraire par Gabrielle Roy, grâce à qui le Canada remporta le prix Fémina, des livres d’aujourd’hui, cette Grammaire pour cesser d’exister dont le titre seul suffit à rêver, une page oubliée d’Annie Ernaux, et puisqu’il est question d’œuvres oubliées ou perdues ou pas même nées, ces Wandering rooms qu’imagine Sophie Rabau, dans l’angle mort de James Joyce et de Théodore Reinach, ce lieu qui bougerait sans cesse, cette maison dont les pièces danseraient (on pense bien sûr à La maison des feuilles), l’œuvre perdue devenue œuvre à inventer, œuvre perdue du futur.

Ce que j’ai entendu

Tentative de dégenrer l’algorithme de YouTube musique à partir de Que demander à Clara ? : Else Aarne, Caia Aarup, Katy Abbott, Keiko Abe, Rosalinda Abejo, Eliane Aberdam, Isabelle Aboulker (toutes trouvées mais le morceau suivant, laissé au choix de la machine, c’est toujours de la musique de mec, souvent de l’entendu mille fois, parce l’algorithme, ce qu’il croit, c’est que l’auditeur a envie d’entendre toujours les mêmes machins, à l’instar de cette Sarabande de Barry Lindon, du film Stanley Kubrick de Jean-Sébastien Bach qui semble le must du must en matière de musique classique pour YouTube). Quant aux podcasts, c’est avec philosophie que je les écoute, entre Erasme et la sociologie (cette question du poids de la société sur les individus, si cruciale, même si les philosophes, avouons qu’ils l’abordent de manière si théorique qu’on peine à s’y accrocher, alors on change de podcast, on écoute l’histoire de l’apôtre du cru, un homme qui s’affranchissant du poids de la société crée un enfer, crée, disons-le plus précisément, une nouvelle société pire que la société, même si au fond ce qui pose problème dans cette question du poids de la société, c’est la notion de société dont le singulier me semble problématique, mais me voilà moi-même théoricien, alors allons faire un tour du côté des mauvais genres, inventons de nouvelles sociétés farfelues mais qui resteront à l’état de bouquins, voilà peut-être comment échapper au poids de la société sans créer pire que la société).

Ce que j’ai fait

Il y a bien sûr un peu d’écriture, l’ouverture d’un fichier pour le roman qui peine à naître, des notes de carnet, de l’écriture vite faite, pas d’envie d’y plonger longtemps. Il y a aussi de la musique, des airs de clarinette (mais plus d’anches potables, alors on attend la commande et on joue peu, on déchiffre à peine) et de la vidéo (grand rattrapage en cours, mise en ligne de Bobin, de Beckett surtout, et de ce livre sur la guerre du Sonderbund où lire les noms des villages d’ici dans un contexte de guerre, ça résonne avec la terrible actualité : ici aussi…). Ce qu’il y a eu surtout, c’est l’envoi à quelques-uns (à quelques-unes surtout) de cette chanson, Les gentils, ma première, pour l’instant a capella, parce que je ne sais pas faire plus, cadeau de Noël que je me fais en l’offrant, même si ce que la chanson a d’intime, je crains de le révéler, ce que cela dit de ma fragilité aussi, même si je me cache derrière l’humour (réactions positives en général, ou silence, à ne pas interpréter, ils (elles surtout) me diront en live ce qu’ils (elles surtout) en pensent).