Chaque soir glaner dans les lectures du jour une citation, une phrase ou deux, et les recopier, sans en donner la source. Au bout de quelques citations, en révéler l’autrice ou l’auteur et réfléchir au sens de tout cela.
25.09.23
Si on ne sait pas où ils s’arrêteront, c’est parce qu’ils ne s’arrêteront pas. D’où l’invention, providentielle pour eux, de l’expression “développement durable”. Qui n’a jamais signifié qu’une chose : un développement appelé à durer. Jusqu’au bout.
24.09.23
C’était un petit appartement de célibataire de la rue des Martyrs. La pièce était pleine d’un grand nombre de jeunes petits messieurs. Qui, demandai-je à Fernande, sont tous ces petits hommes. Ce sont des poètes répondit Fernande. J’étais stupéfaite. Je n’avais jamais vu de poètes jusque-là, un poète oui mais des poètes non.
23.09.23
Dès lors que la survie des membres de la société n’est plus assurée, que la réduction de l’habitabilité de la Terre est même organisée et promue, le contrat social est rompu et chacun recouvre sa liberté naturelle.
22.09.23
Ce mourant était le seul personnage vivant de cette scène étrange. Les autres étaient d’inexistantes silhouettes. Il était seul à exister vraiment.
21.09.23
Nos très lointains descendants qui classeraient, après quelque catastrophe nucléaire ou autre, dans les ruines des nos cathédrales, les restes ronds et pleins, les bénitiers par exemple, côté femelle et les débris verticaux pointus, tels les crucifix, côté mâle n’apprendraient pas grand-chose sur le génie du christianisme.
20.09.23
La dynamique du système Terre avec ses équilibres s’oppose frontalement à la logique du recul indéfini des limites de la nature, comme à la croissance infinie des flux d’énergie et de matière qui sous-tend la croissance économique. Soit nous y renonçons, soit nous disparaîtrons, entraînant dans notre sillage une part croissante du vivant sur Terre.
19.09.23
Diverses langues et horribles jargons,
mots de douleur, accents de rage,
voix fortes, rauques, bruits de mains avec elles,
faisaient un fracas tournoyant
toujours, dans cet air éternellement sombre
comme le sable où souffle un tourbillon.
18.09.23
Je me suis assise avec tant d’épouses de génies. Je me suis assise avec des épouses qui n’étaient pas des épouses, de génies qui étaient de vrais génies. Je me suis assise avec de vraies épouses de génies qui n’étaient pas de vrais génies. Je me suis assise avec des épouses de génies, de quasi-génies, d’aspirants-génies, en bref je me suis très souvent et très longuement assise avec de nombreuses épouses et avec les épouses de nombreux génies.
Gertrude Stein, L’autobiographie d’Alice B. Toklas, 1933.
17.09.23
Elle me flattoit, me chatouilloit, me tastonnoit, me testonnoit, me baisoit, me accolloit, & par esbattement me faisoit deux petites cornes au dessus du front.
François Rabelais, Le Tiers Livre, 1546.
Réflexion
Les épouses des génies rendent-elles les génies cocus ? Panurge semble en douter malgré l’évidence et Picasso aurait tendance à cocufier plus qu’à rendre cocu, même si Alice B. Toklas, sous la plume de Gertrude Stein, ne comprend rien à la génialité de l’épousaille et ne testonne ni ne tastonne les épouses des génies qui l’entourent. Quant à moi, n’étant pas un génie, je n’ai pas trouvé d’épouse.
16.09.23
Bibit hera, bibit herus, bibit miles, bibit clerus, bibit ille, bibit illa, bibit servus cum ancilla, bibit velox, bibit piger, bibit albus, bibit niger, bibit constans, bibit vagus, bibit rudis, bibit magus. Bibit pauper et egrotus, bibit exul et ignotus, bibit puer, bibit canus, bibit presul et decanus, bibit soror, bibit frater, bibit anus, bibit mater, bibit iste, bibit ille, bibunt centum, bibunt mille.
Anonyme, Carmina Burana, entre 1225 et 1250.
15.09.23
La teste perdue, ne perist que la persone : les couilles perdues, periroit toute l’humaine nature.
François Rabelais, Le Tiers Livre, 1546.
14.09.23
C’étaient les derniers jours de la guerre mondiale. Le dernier peut-être, c’est possible. Il avait attaqué une batterie allemande. Pour rire. Comme il avait tiré sur leur batterie, les Allemands avaient répliqué. Ils ont tiré sur l’enfant. Il avait vingt ans.
Marguerite Duras, La mort du jeune aviateur anglais, 1993.
13.09.23
Ils passaient lentement, vêtus de soleil ; ils étaient le soleil lui-même. Les fleurs, penchées, les adoraient.
Émile Zola, La Faute de l’abbé Mouret, 1875.
12.09.23
Gérard de Nerval, Odelettes, 1863.Parfum, jeune fille, harmonie…
Le bonheur passait, — il a fui !
11.09.23
Merde le Silence… Chiotte la vadrouille ! Il faudrait reprendre toute l’enfance, refaire le navet du début ! L’empressé ! Ah ! la sale caille ! la glaireuse horreur !… l’abjecte condition ! Le garçon bien méritant ! Cent mille fois Bonze ! Et Rata-Bonze ! j’en pouvais plus d’évocations !… J’avais la gueule en colombins rien que de me représenter mes parents !
Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, 1936.
10.09.23
Ils racontent aux étrangers des anecdotes sur notre petite enfance, dans lesquelles nous ne retrouvons rien de ce que notre souvenir a gardé. Ils nous calomnient. On dirait même parfois qu’ils ont pris, pour nous les attribuer, des mots d’enfants qu’ils ont lus dans des livres.
Valéry Larbaud, Enfantines, 1918.
9.09.23
À la surface flottaient ces insectes qui sont faits d’un trait horizontal porté sur six minces pattes. Ce sont peut-être des bâtons d’écriture qui se sont échappés des cahiers de l’école. Ils savent bien leur système métrique, et ne manquent jamais de l’appliquer : même lorsqu’on les poursuit ils n’oublient pas de compter les centimètres qu’ils parcourent à la surface de l’eau.
Valéry Larbaud, Enfantines, 1918.
8.09.23
La pire souffrance, plus que tout, même d’être infirme où j’étais pourtant bien comblé, même de la défense misérable où je tenais plus l’air qu’à un fil, l’atroce qui rend l’avenir encore plus aride et coupant que le couperet dans l’aube, c’est qu’on aura pas trouvé les deux, la forme et le fond, pour donner aux autres la chanson, pour leur rendre avant qu’on crève soi toute cette infection et cette bouze toute divine et bien aimable, le si tendre, le chaud, jusqu’au cœur même et plus près encore du pire moment des choses.
Louis-Ferdinand Céline, Londres, vers 1934 (publié en 2022).
7.09.23
Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en auto, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux !
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932.
6.09.23
On croirait que l’ancien monde finit, et que le nouveau monde commence. Je vois les reflets d’une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu’à m’asseoir au bord de ma fosse : après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l’éternité.
François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, 1849.
5.09.23
Les lueurs roses qui traînent encore à l’horizon comme l’agonie du jour sous l’oppression victorieuse de sa nuit, les feux des candélabres qui font des taches d’un rouge opaque sur les dernières gloires du couchant, les lourdes draperies qu’une main invisible attire des profondeurs de l’Orient, imitent tous les sentiments compliqués qui luttent dans le cœur de l’homme aux heures solennelles de la vie.
Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1869.
4.09.23
On est puceau de l’Horreur comme on est puceau de la volupté.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932.
3.09.23
Quand tous furent esveillez, il dist. Messieurs l’on dict, que matines commencent par tousser, & souper par boyre. Faisons au rebours, commenczons maintenant noz matines, par boyre, & de soir à l’entrée du souper nous tousserons à qui mieulx mieulx.
François Rabelais, Gargantua, 1534.
Réflexion
Avec la rentrée, la réflexion s’estompe. On continue certes à grapiller des citations comme on peut, dans les livres qu’on lit moins, dans les textes qu’on tente de transmettre, dans la musique qu’on chante, mais peut-on réfléchir à partir de quatorze extraits qui certes parfois se ressemblent (il y a quatre fois Céline, deux fois Rabelais, et, parce qu’à la rentrée on redevient un peu enfant, deux petit bout de ces charmantes Enfantines de Valéry Larbaud) mais qui convoquent le ban et l’arrière-ban de la littérature, ceux des exercices sur les champs lexicaux, la connotation, la situation d’énonciation, les Baudelaire, Chateaubriand, Nerval, Zola, réduits à des échantillons scolaires qu’on effleure trop brièvement.
Élire un extrait ? Une seule femme parmi les auteurs choisis et des propos d’hommes bien couillus (Rabelais et Céline ne font pas dans la dentelle et certes Nerval et Zola évoquent des amours plus pures mais dont on sait bien qu’elles meurent à peine nées, et dans la taverne chantée hier soir ce mot bibit on ne peut s’empêcher d’y entendre ce qu’on y entend). Alors oui, l’extrait qu’on retient, c’est celui de Marguerite Duras (comment faire comprendre à mes élèves que non, ce n’est pas mal écrit, c’est le même problème qu’avec Annie Ernaux) parce que (ajoutons une citation aux citations) (mais le livre est resté à l’école et citer Marguerite Duras ne peut se faire de manière approximative) mourir à vingt ans, non, ça ne devrait jamais arriver, on ne descend hardiment dans l’éternité (avec ou sans crucifix) que si l’on est un vieux grigou à la Chateaubriand, pas quand on est l’un de ces enfants rêveurs de Valéry Larbaud.
2.09.23
Elle commençait à raconter. Elle voulait nous lire mot à mot… Ils étaient terribles ses doigts… c’était comme des rais de lumière, sur chaque feuillet à passer… Je les aurais léchés… je les aurais pompés… J’étais retenu par le charme…
Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, 1936.
1.09.23
La lecture est une amitié.
Marcel Proust, Sur la lecture, 1906.
31.08.23
Quand elle passait d’une pièce à l’autre, ça faisait comme un vide dans l’âme, on descendait en tristesse d’un étage plus bas…
Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, 1936.
30.08.23
En somme, la connerie humaine est infinie, c’est elle qui permet de vendre 500 euros un tee-shirt où il est écrit “Dior j’adore”, tandis que son cousin germain orné d’un joli “Bricorama” sera regardé avec dédain.
Guillaume Erner, Charlie Hebdo, 7 juin 2023.
29.08.23
Tout ce qui trouble l’écho ne peut être qu’abominable.
Louis-Ferdinand Céline, Londres, vers 1934 (publiée en 2022).
28.08.23
Travailler à l’école pour passer son bac avant le grand emballement du climat, puis se retrouver au chômage parce qu’un robot sera assis à votre place, on fait mieux comme projet de vie ! Il n’est pas si étonnant que certains décrochent.
Philippe Bihouix, Karine Mauvilly, Le désastre de l’école numérique, Plaidoyer pour une école sans écrans, 2016.
Réflexion
La lecture est une amitié, écrivait Marcel Proust. C’est l’une des citations que je propose à mes élèves en début d’année (une autre, c’est la lecture encombre la mémoire et empêche de penser, H.G. Wells). Qu’est-ce que cela signifie ? De quels livres peut-on être les amis ? De quels auteurs ?
Prenons Céline. Assurément, ce sale type, on n’en voudrait pas comme ami dans la vraie vie, mais quelqu’un qui écrit que tout ce qui trouble l’écho ne peut être qu’abominable, on a quand même envie de le connaître, peut-être pas, comme Ferdinand quand une belle Anglaise lui fait la lecture, de lui lécher les doigts, qu’on imagine crasseux, mais mine rien, le charme retient, et penser à ce que deviendra l’auteur de Mort à crédit quelques années plus tard, ça fait comme un vide dans l’âme et c’est la preuve — comme on l’avait pressenti en lisant Voyage au bout de la nuit — qu’en effet la connerie humaine est infinie.
L’école et la lecture peuvent-elles nous sauver de la connerie et du bruit du monde (le bruit des bottes, le grand emballement du climat, tout ce qui trouble l’écho) ? En ce début d’année scolaire, il faut s’accrocher à cet espoir pour inventer en amitié avec les jeunes des projets de vie qui dépassent le Dior j’adore et qui projettent comme des rais de lumières, sur chaque feuillet à passer…
27.08.23
L’étude des mythes contant comment les femmes, autrefois maîtresses de la culture et propriétaires du feu, de la musique et des masques, en furent dépossédées par les hommes montre à l’envi que la fonction essentielle de ces récits est systématiquement de renvoyer le pouvoir des femmes dans un lointain passé, à seule fin d’assurer une domination masculine bien actuelle.
Jean-Loïc Le Quellec, La caverne originelle, Art, mythes et premières humanités, 2022.
26.08.23
Bien loin de jouer un rôle protecteur ou amortisseur des chocs que nos sociétés ne cessent d’encaisser dans un monde globalisé, numérisé et précarisé, l’école, dans son projet numérique, se propose rien moins que d’accélérer le mouvement.
Philippe Bihouix, Karine Mauvilly, Le désastre de l’école numérique, Plaidoyer pour une école sans écrans, 2016.
25.08.23
On manquerait de rien. J’aurais pas crevé la misère et de mille angoisses encore, et la soumission merdeuse, j’aurais pas pué l’esclave peut-être encore vingt ans de plus à mille trois cents connards bâtés et crapules tarabiscotées, barbus, glabres, baveux, sanieux, fielleux, patrons, maîtres de ceci, de tout, méticuleux, abrutis, foutres pourris de bites molles, décorés de tous les airs du trou du cul, pour finir à bout de dents, de cheveux et de gaule, grisonnant fumier d’incroyables larves.
Louis-Ferdinand Céline, Londres, vers 1934 (publiée en 2022).
24.08.23
Ce ne sont pas les censeurs qui manquent et, bien qu’ils puissent avoir des priorités différentes, ils veulent tous, au fond, la même chose : que vous voyiez le monde comme eux le voient… ou au moins que vous la fermiez sur ce que vous ne voyez pas comme eux.
Stephen King, Écriture, mémoires d’un métier, 2000.
Réflexion
Ne pas voir le monde comme tout le monde, voilà ce que les censeurs refusent.
Censeurs bienséants qui trouvent que quand même Céline ça pue (et parfois oui, lire Céline ne se peut que le nez bouché) et que la soumission n’est jamais (ils ajoutent des guillemets que nous refusons) merdeuse et que la littérature, la grande, ne saurait tolérer des choses telles que foutres pourris de bites molles, qu’il faut savoir se tenir, que cachez ce sein, patati, patata.
Censeurs hightechs qui ne jurent que par le numérique parce qu’on n’arrête pas le progrès et que le numérique c’est l’avenir et qu’on ne va pas contre l’avenir, même si l’avenir est apocalyptique (la fameuse croisade apocalyptique dans Voyage au bout de la nuit, désormais croisade virtuelle mais pas moins apocalyptique).
Censeuses (tiens, il semble que le mot n’ait pas de féminin, comme si seuls les hommes étaient capables de censure) du passé qui se raccrochent sans preuve à des mythes qu’elles inventent (la déesse primordiale, le matriarcat) sans voir qu’elles servent l’ennemi, puisque le pouvoir des femmes, selon les théories que démonte Jean-Loïc Le Quellec (comme il le fait pour bien d’autres interprétations de l’art pariétal), resterait à jamais cantonné dans le passé, alors que peut-être bien que c’est l’avenir, le pouvoir des femmes, un avenir peut-être moins apocalyptique que prévu.
Voir le monde autrement, le passé, le présent, l’avenir, l’inventer différent, sortir de l’esclavage par la liberté d’écrire ce que l’on veut, même si ça gratte, voilà la leçon. Quant aux censeurs, ce ne sont que connards bâtés et crapules tarabiscotées.
23.08.23
Lire pendant les repas passe pour grossier dans la bonne société, mais si vous voulez réussir comme écrivain, la grossièreté devrait être l’avant-dernier de vos soucis. Le dernier étant la bonne société et ses exigences formelles. Et si vous avez l’intention d’écrire avec autant de sincérité que vous pouvez, vos jours au sein de la bonne société sont de toutes les façons comptés.
Stephen King, Écriture, mémoires d’un métier, 2000.
22.08.23
C’est pas méchant un homme au fond, c’est acharné voilà tout. C’est fier de son rêve. C’est un poète bien marrant. C’est de voir comment qu’ils se démerdent pour ça, comment qu’ils ont honte d’être pris en train de faire leur merde de songes au fond des égouts. Étron du Joli, c’est le nom de l’Homme !
Louis-Ferdinand Céline, Londres, vers 1934 (publié en 2022).
21.08.23
Mais concluent ie dys & maintiens, qu’il n’y a tel torchecul que d’un oyson bien dumeté, pourveu qu’on luy tieigne la teste entre les iambes. Et m’en croyez suz mon honeur. Car vous sentez au trou du cul une volupté mirificque, tant par la douceur d’icelluy dumet, que par la chaleur tempérée de l’oizon, laquelle facillement est communiquée au boyau cullier & aultres intestines, iusque à venir à la region du cueur & du cerveau.
François Rabelais, Gargantua, 1534.
Réflexion
Les écrivains sont de grossiers personnages. Rabelais, Céline et Stephen King assurément. Étron du Joli (Céline est le digne descendant de Rabelais, un étron du Joli n’étant possible que le cul torché d’un oison bien dumeté), voilà le nom de l’écrivain ! Poète bien marrant ? Bien mieux que cela, parce que Rabelais a raison, la grossièreté, quand elle se confond avec la volupté mirificque, ça vous monte à la tête et ça vous tient le cœur au chaud. Alors quoi ? Lire Rabelais et Céline la bouche pleine ? Les savourer comme un gueuleton dont on sait où il va finir sa course et savourer d’avance notre merde de songe au fond des égouts (et tant pis pour la bonne société qui jamais ne se torche le cul qu’avec du vulgaire — la grossièreté n’a rien à voir avec la vulgarité — papier qui pourrait servir à écrire).
20.08.23
L’une la nommoit ma petite dille, l’aultre ma pine, l’aultre ma branche de coural, l’aultre mon bondon, mon bouchon, mon vilebrequin, mon possouer, ma teriere, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille.
François Rabelais, Gargantua, 1534.
19.08.23
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre océan jette le sombre oubli.
Victor Hugo, Oceano Nox, 1836.
18.08.23
La vie est une couette qu’il faut mettre en sa housse.
Juliette, La housse et la couette, 2023.
17.08.23
Ils chantent en chœur… tout à fait faux… C’est étonnant comme ils arrivent à se torturer toute la bouche, la dilater, l’évaser comme un véritable trombone… Ils en agonisent…
Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, 1936.
Réflexion
Chanter, déclamer, donner des jolis noms à d’aimables objets en forme de trombone, réunir pour le plaisir Louis-Ferdinand Céline (de Mort à crédit on pourrait citer tout) et Juliette (un couple pareil, c’est un peu cette impossible union de la couette et de la housse (traduction : du duvet et de la fourre) dans le dernier single de la ma chanteuse préférée) et surtout réentendre la voix de Marie qui à cent ans déclamait avec passion ces vers de Victor Hugo, par cœur bien sûr, et surtout avec cœur, alors que le temps aurait pu jeter sur le sombre océan de sa vie son sombre oubli, mais la vie n’est pas un océan, la vie est un duvet qu’il faut mettre en sa fourre (et sous la fourre, on trouvera sans doute quelques petites andouilles vermeilles et quelques petites couilles pas toujours bredouilles, parce que Rabelais, ça ne vieillit pas et ça chante toujours plus juste que ces drôles d’English qui agonisent devant Ferdinand).
16.08.23
Je suis né en 1947 ; nous n’avons eu notre premier poste de télévision qu’en 1958. La première chose que je me rappelle avoir vue, Robot Monster, était un film dans lequel un type déguisé en singe, un bocal à poissons rouges sur la tête (il s’appelait Ro-Man), courait partout, à la recherche des derniers survivants d’une guerre nucléaire. Pour les tuer. Je trouvai que c’était du grand art.
Stephen King, Écriture, mémoires d’un métier, 2000.
15.08.23
Il y eut un bruit à l’intérieur de ma tête, une sorte de baiser sonore. Un fluide chaud s’écoula de mon oreille, comme si je me mettais à pleurer par le mauvais trou.
Stephen King, Écriture, mémoires d’un métier, 2000.
Réflexion
Découvrir Stephen King par son écriture de l’écriture plutôt que par ses romans (je crois me souvenir d’avoir essayé d’en lire un il y a très longtemps mais je confonds peut-être), qu’est-ce que ça change à la lecture de Stephen King ? Y répondre sans avoir lu ses romans n’a aucun sens (j’en ai emprunté un à la bibliothèque, ça s’appelle L’institut) mais que penser, simplement à la lecture de ces deux citations du type qui les signe ? L’otite pizza (j’apprends ce nom par ma bibliothécaire), le baiser sonore, pleurer par le mauvais trou, tout cela indique un certain sens de la métaphore, mais cette histoire de type déguisé en singe, un bocal à poison rouge sur la tête, me donne l’image d’un joyeux plaisantin (même si c’est sur fond d’apocalypse nucléaire) bien éloignée de l’horreur que je croyais la marque de fabrique de Stephen King. Ce qui est certain, c’est le grand art ne se cache pas toujours là où on pense. À suivre…
14.08.23
Pensez donc : une jeune fille qui meurt, une autre qu’on considère perdue et qui revient de la mort, le tout dans le cadre d’un concours de miss d’une ville qui n’existe même pas vraiment. Les articles ne manquent pas de détails sur ce décor factice qui s’enroule, maléfique, autour des corps innocents.
Olivier Hodasava, Une ville de papier, 2021.
13.08.23
Et ce pendant il petoit comme ung roussin, & les femmes se ryoient luy disant, comment : vous petez Panurge ? Non fois, disoit-il, madame : mais ie accorde au contrepoint de la musicque que sonnez du nez.
François Rabelais, Pantagruel, 1532.
12.08.23
L’univers, pour lui, n’était plus qu’un énorme acide… Il avait plus qu’à essayer de devenir tout “bicabornate”… Il s’évertuait toute la journée, il en suçait des brouettes… Il arrivait pas à s’éteindre ! Il avait comme un tisonnier en bas de l’œsophage qui lui calcinait les tripes… Bientôt, il serait plus que des trous… Les étoiles passeraient à travers avec les renvois.
Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, 1936.
11.08.23
Elle pousse des petits cris-cris… Ça cocotte la merde et l’œuf dans le fond, là où je plonge… Je suis étranglé par mon col… le celluloïd… Elle me tire des décombres… Je remonte au jour… J’ai comme un enduit sur les châsses, je suis visqueux jusqu’aux sourcils…
Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, 1936.
Réflexion
Céline, Rabelais, Hodasava. Trois mondes, mais le corps, toujours, le corps souffrant, le corps obscène, le corps mort. Corps d’hommes et corps de femmes (objets, les corps de femmes, chez Céline, chez Rabelais, dans ce concours de miss Rosamond que raconte Olivier Hodasava). Pourquoi sont-ce ces mots du corps que j’ai relevés ? Pourquoi ce qui cocotte la merde, ce qui calcine les tripes, ce qui sonne du nez, ce qui s’enroule autour des corps innocents ? Corps de papier comme la ville de papier d’Hodasava, ville qui n’existe pas mais où l’on meurt foudroyé quand même, comme Panurge qui, tout compte fait, n’a jamais existé. Les corps de papier existent-ils ? Il faudrait pour cela les toucher, mais la foudre, mais le pet et la merde, mais surtout ce corps qui ne serait que plus que des trous, comme si le corps, enroulé dans le décor factice du livre, se rongeait lui-même, corps-bicabornate, corps-décombres, corps contrepoint de sa propre disparition, comme disparait cette ville de Rosamond, dans le Maine, qui n’a jamais existé que sur une carte et qui pourtant, comme les corps de papier, semble plus réelle que bien des corps réels.
10.08.23
Sûrement qu’elle avait l’âme arrivée au bord des trous, une âme c’est trop triste, c’est prêt à tomber dans la vie. Pour un peu je la recevais dans les mains. Ça m’a fait peur d’une manière. Je voulais lui repousser son âme dans le corps.
Louis-Ferdinand Céline, Londres, vers 1934 (publié en 2022).
9.08.23
Les mots jouaient. Violer, voler, dérober ou voltiger. Les oiseaux, encore. Il alluma sa lanterne et écrivit au bas de la feuille : Violer, voler, dérober, voltiger, les oiseaux.
Fred Vargas, Quand sort la recluse, 2017.
8.08.23
Chaque canon qui sort d’usine, chaque vaisseau de guerre qu’on lance, chaque fusée qu’on tire, signifie – en fin de compte – un vol au détriment de ceux qui ont faim et n’ont pas à manger, de ceux qui ont froid parce qu’ils ne sont pas suffisamment vêtus.
Dwight D. Eisenhower, discours “The Chance for Peace”, 1953.
7.08.23
On ne se borne plus à détruire le présent, on s’en prend au futur. On tue pour demain, comme si l’on redoutait que les générations futures soient incapables d’accomplir cette tâche.
Bernard Clavel, Le massacre des innocents, 1970.
Réflexion
Détruire, essayer d’éviter la destruction, détruire quand même. Bernard Clavel parle des enfants morts à la guerre. On jurerait qu’il parle de la planète. Et le président Eisenhower, militaire de carrière, semble le plus pacifiste des pacifistes. Et pourtant… Violer, voler, dérober, voltiger, tout revient à ça, au vol, on vole les enfants, les enfants s’envolent, on voudrait leur repousser l’âme dans le corps mais l’âme s’envole, et celui qui la reçoit dans ses mains, cette âme, le gentil docteur qui tente de les sauver, ces enfants, ce n’est plus Edmond Kaiser, le saint, c’est Louis-Ferdinand Céline, le salaud, et il semble que le monde encore une fois tourne sens dessus dessous, l’énigme reste insoluble. Le commissaire Adamsberg a beau noter ce qu’il veut au bas de la feuille, même les écrits s’envolent.
6.08.23
Dans un coin, trois enfants morts. Des berceaux qui ne bercent plus les enfants morts qui sont dedans.
Edmond Kaiser, lettre à Bernard Clavel, Hôpital de My-Tho (Viêt-nam), 26 octobre 1965, reprise dans Le massacre des innocent, 1970.
5.08.23
On a beau parcourir la terre et la mer par tous les rivages, qui peut connaître toute la diversité de la nature humaine ?
Pétrarque, Canzoniere, poème CCVII, 14ème siècle.
4.08.23
Les malheurs ça se fatigue aussi…
Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, 1936.
3.08.23
C’est la vie des enfants que le cantonnier pousse au ruisseau chaque matin, et l’eau claire qui débarbouille le bitume efface les traces de leur agonie comme l’indifférence nettoie la conscience du monde.
Bernard Clavel, Le massacre des innocents, 1970.
Réflexion
Confronter Charles-Ferdinand Céline à Edmond Kaiser, par l’entremise de Bernard Clavel, affronter cette diversité de la nature humaine dont parle Pétrarque : est-ce que vraiment les malheurs ça se fatigue ? est-ce que le malheur des enfants ça se fatigue ? est-ce que c’est parce que les malheurs ça se fatigue que l’indifférence nettoie la conscience du monde ? Surtout : face aux malheurs, que faire ? Là encore : diversité de la nature humaine. Les salauds (Céline) et les saints (Kaiser). Terre des hommes, terre des femmes (l’adorée chez Pétrarque, les souillées chez Céline), mais d’abord terre des enfants : les enfants morts, les pousser dans un coin ? Ils n’en demeurent pas moins morts et les malheurs (c’est après la mort de son fils qu’Edmond Kaiser s’engage) ne se fatiguent qu’à condition qu’on leur substitue des bouts de bonheur (Edmond Kaiser, en parcourant la terre et la mer par tous les rivages, sauve des enfants, c’est sa façon de fatiguer son malheur).
2.08.23
A Mars comme bourreaux, meurtriers, adventuriers, brigans, sergeans, records de tesmoings, gens de guet, mortepayes, arracheurs de dens, coupeurs de couilles, barberotz, bouchiers, faulx monnoieurs, medicins de trinquenique, tacnins & marranes, renieurs de dieu, allumetiers, boutefeux, ramonneurs de cheminée, franctaupins, charbonniers, alchimistes, coquassier, grillotiers, chercuitiers, bimbelotiers : manilliers, lanterniers, maignins feront ceste année de beaux coups, mais aulcuns d’iceulx seront fort subiectz à recepvoir quelque coup de baston à l’emblée. Un des sudictz sera ceste année faict evesque des champs donnant la benediction avec les pieds aux passans.
François Rabelais, Pantagrueline Prognostication, 1533.
1.08.23
– La véritable prudence est de voir dès le commencement d’une affaire quelle doit en être la fin.
– Une nouvelle citation. On se sort de tout, avec une citation. Surtout quand on en connaît mille.
Fred Vargas, Quand sort la recluse, 2017 (citant dans la première réplique un proverbe oriental).
31.07.23
C’est des gens de l’ombre, qu’on ne montre pas, on allume à peine l’ampoule, ils se coincent le cul au chaud dans la banquette. Ils restent à ruminer pendant des heures, dans le grand bien-être d’être encore plus saouls que dégueulasses.
Louis-Ferdinand Céline, Londres, vers 1934 (publié en 2022).
30.07.23
Charles III sur son trône ressemble à ces ours de foire exhibés devant la foule, qu’on fait se dresser sur leurs pattes arrière pour leur donner une silhouette vaguement humaine et qu’on fait asseoir sur une chaise comme un roi déchu qui n’a pas encore compris qu’il ne fait plus peur à personne.
Riss, Charlie Hebdo, 3 mai 2023.
29.07.23
Celui qui peut dire comment il brûle, ne brûle que d’un feu médiocre.
Pétrarque, Canzoniere, poème CLXX, 14ème siècle.
28.07.23
L’obscurité des siècles précédents, peu à peu repoussée de l’appareil sur trépied chez le photographe à la caméra numérique dans la chambre à coucher, allait disparaître pour toujours. Nous étions à l’avance ressuscités.
Annie Ernaux, Les Années, 2008.
27.07.23
Énigme que cette voix intérieure qui donne à entendre des mots balbutiés, à peine audibles, mais qui émanent du plus originel.
Charles Juliet, Le jour baisse, Journal X, 2009-2012, 3 août 2011.
26.07.23
L’image qu’elle a de son livre, tel qu’il n’existe pas encore, l’impression qu’il devrait laisser, est celle qu’elle a gardée de sa lecture d’Autant en emporte le vent à douze ans, plus tard d’À la Recherche du temps perdu, récemment de Vie et destin, une coulée de lumière et d’ombre sur des visages.
Annie Ernaux, Les Années, 2008.
Réflexion
Recueillir dans mes lectures des extraits, les appeler citations, les proposer au monde, les garder anonymes le premier jour. Un concours ? Certes un peu, mais plus que cela. Essorer les textes pour en extraire l’élixir, le coup de poing, l’éclat de rire. Après huit jours, m’interroger sur pourquoi ces extraits-là et sur ce qu’ils me font, ces bouts de textes, et sur ce que citer change à la lecture.
Huit citations, sept autrices ou auteurs : Annie Ernaux (deux fois), Charles Juliet, Pétrarque, Riss, Louis-Ferdinand Céline, Fred Vargas, François Rabelais. Éparpillement ? Certes, mais des fils se tendent, entre Pétrarque et Charles Juliet, entre Rabelais et Céline, deux fils qui se croisent, qui se coupent, ceux qui cisèlent en quête d’une langue simple contre ceux qui s’éclatent, se lâchent, s’amusent, exagèrent. Les ciseleurs de simplicité : Juliet, Pétrarque, Ernaux, Vargas. Les éclateurs de langage : Rabelais, Céline, Riss. Et moi, lecteur, dans quel camp ? Dans les deux, alternativement, dans l’émerveillement des phrases de peu qui disent tant puis dans la joie du langage qui se libère. Lire pour dire, lire pour rire. En choisir une seule, de citation ? Non, en garder deux (mais les autres, ne pas trop vite les oublier). D’abord la plus profonde (celle qui se rapproche le plus de l’essence même de lire, et d’écrire) : Énigme que cette voix intérieure qui donne à entendre des mots balbutiés, à peine audibles, mais qui émanent du plus originel. La langue de Charles Juliet, ce murmure, cette économie, ce silence (le plus originel, c’est le silence), pas un mot de trop, quête inlassable de l’essentiel (la voix intérieure) (pas celle qui parle, celle qui entend) (la voix qui entend). Mais, ce qui est étrange, c’est qu’en écrivant cela à propos d’un auteur classé taiseux, sérieux, voire mystique, les mots qui me viennent sont précisément ceux de l’auteur qui lui semble le plus opposé, parce que ce que cherche Charles Juliet, c’est la substantifique moelle de Rabelais, ce Rabelais qui invente la langue française, qui la savoure, qui la rend folle, qui nous donne à sucer (ne pas y voir un sens obscène, Rabelais n’est pas Céline) des mots aussi délicieux que ces barberotz ou ces chercuitiers, et voilà qu’on apprend quelque chose rien qu’en lisant ce mot tel qu’écrit jadis : la charcuterie, c’est l’art de la chair cuite (et les bouchiers, eux, s’occupent de chair crue) (et les barberotz, qui sont-ils ? des barbiers ?).
Le but de cette cueillette de citations ? Le commissaire Adamsberg a tort, on ne se sort pas de tout avec une citation, et pas question non plus d’en connaître mille. Mais partager des mots qui m’ont fait quelque chose (sans trop savoir quoi, parfois), peu importe s’ils sont d’un auteur célèbre ou inconnu (le concours, c’est juste pour attirer le chaland) et peu importe si les mêmes reviennent sans cesse alors que d’autres ne passent pas la rampe. Lire en cherchant des citations, ça peut être cruel pour certains livres.